Edito

Mehdi Elmandjra, la conscience prophétique de l’Afrique

Hommage à un penseur visionnaire qui a offert au continent les clés d’une souveraineté intellectuelle, culturelle et stratégique.

Il est des hommes dont la pensée précède leur époque. Des êtres rares, à la frontière entre le savant et le sage, dont les paroles résonnent longtemps après leur disparition, comme un écho tranquille qui continue d’éclairer les pas de ceux qui cherchent à comprendre le monde. Mehdi Elmandjra fut de ceux-là. Marocain dans son âme, Africain dans sa vision, humain dans sa vocation, il a su conjuguer le savoir, la lucidité et le courage dans un engagement constant au service de la dignité des peuples, en particulier ceux du Sud. Son nom est désormais indissociable d’une pensée émancipatrice, d’une diplomatie intellectuelle de l’Afrique et d’une critique lucide du déséquilibre Nord-Sud. Il n’était pas un simple analyste. Il était un éclaireur.

Né à Rabat en 1933 dans une famille enracinée dans les traditions lettrées et ouvertes sur le monde, Mehdi Elmandjra eut très tôt la conscience d’une mission à accomplir : celle de relier les continents, de créer des ponts là où les systèmes dominants dressaient des murs. Sa trajectoire académique, d’abord en France, puis à Cornell, à Harvard, à Londres, aurait pu le conduire à une carrière confortable dans les sphères élitistes du savoir occidental. Mais il choisit un autre chemin : celui du retour au Sud. Celui de la transmission, du combat intellectuel, de la dénonciation des hégémonies douces. Il est vite devenu, à travers ses écrits et ses conférences, un penseur global à la voix profondément africaine.

Mehdi Elmandjra n’était pas un technocrate du savoir, encore moins un courtisan des institutions. Il fut l’un des rares penseurs africains à avoir occupé des postes de haut niveau au sein de l’UNESCO tout en gardant intacte son indépendance intellectuelle. Il alertait, il anticipait, il écrivait là où d’autres se contentaient de répéter. Il parlait de choc des civilisations bien avant que Huntington ne popularise l’expression. Il dénonçait l’arrogance technologique, les pièges de la mondialisation, les dangers d’un développement sans culture, les fractures numériques, les manipulations médiatiques. Il avait cette capacité précieuse de voir loin, mais aussi de sentir le moment. Son intelligence n’était pas seulement conceptuelle ; elle était prophétique, incarnée, sensible aux douleurs des peuples.

L’Afrique, pour lui, n’était ni une périphérie ni une victime. C’était une entité puissante, dotée d’une mémoire, d’une créativité, d’un avenir. Il croyait profondément que l’Afrique devait sortir des narratifs imposés pour écrire son propre récit. Ce récit ne se construirait pas contre les autres, mais par elle-même, avec ses langues, ses formes d’intelligence, ses traditions philosophiques, ses élans spirituels. Il appelait à une décolonisation de la pensée, à une diplomatie des cultures, à une réconciliation entre science et sagesse. Il rejetait les modèles uniques et dénonçait avec rigueur la standardisation imposée par la logique du marché.

Il fut également l’un des premiers à alerter sur le rôle stratégique des technologies de l’information dans la domination future. Dans ses ouvrages comme La Première Guerre Civilisationnelle, il prophétisait la montée d’un nouvel impérialisme, non plus armé de canons, mais de satellites, de logiciels, d’images, de narratifs. Il voyait déjà ce que l’Afrique commençait à peine à percevoir : que la bataille des idées serait l’arène décisive du XXIe siècle, et que seuls les peuples capables de maîtriser leur propre parole, leur propre mémoire, leur propre vision, pourraient résister à l’effacement.

Ce qui rendait Mehdi Elmandjra exceptionnel, c’était aussi sa capacité à parler un langage compréhensible. Il ne se réfugiait pas dans la complexité universitaire. Il écrivait pour le peuple. Il intervenait dans les médias. Il donnait des conférences dans les lycées. Il dialoguait avec les jeunes. Il répondait aux journalistes. Il n’avait pas peur de déplaire, de contredire, de briser les silences confortables. Il croyait en une élite populaire, une intelligence collective, une Afrique debout.

Au Maroc, son pays natal, il a souvent été incompris, voire marginalisé, précisément parce qu’il allait trop vite, trop haut, trop loin. Il ne rentrait pas dans les cases. Il ne flattait ni les gouvernements ni les modes. Mais les peuples, eux, ne s’y sont pas trompés. Partout où il parlait, il rallumait l’espoir. Il rappelait à chacun que la dignité est la première richesse d’un pays. Que l’identité n’est pas un enfermement, mais une énergie. Que l’Afrique ne doit pas demander sa place dans le monde : elle doit la reprendre.

Mehdi Elmandjra, en rendant leur noblesse aux valeurs africaines, a donné à tout le continent un langage nouveau. Un langage qui ne courbe pas l’échine. Un langage de paix, mais non de soumission. Un langage de lucidité, mais non de résignation. Un langage de créativité, mais non de distraction. Dans ses interventions, il évoquait souvent la jeunesse africaine, non comme une charge, mais comme une chance. Il appelait à investir dans les cerveaux, dans les langues nationales, dans les arts, dans l’éducation ouverte. Il voyait l’Afrique non comme un marché émergent, mais comme un continent de sens, capable de proposer au monde d’autres modèles de relation, d’autres formes d’économie, d’autres visions du bonheur.

Son africanité n’était pas folklorique. Elle était politique, éthique, structurelle. Il faisait partie de ceux qui pensaient que l’Afrique ne peut pas se contenter d’être indépendante : elle doit devenir influente. Elle doit participer à la gouvernance mondiale, à la définition des normes, à la critique des paradigmes, à l’invention des avenirs. Il plaidait pour un panafricanisme éclairé, libéré des dogmes, attentif aux réalités locales mais ancré dans une solidarité continentale. Il rêvait d’une Afrique capable de négocier d’égal à égal avec la Chine, l’Europe, l’Amérique, non par la force des armes, mais par la force des idées.

Ce que l’Afrique lui doit, c’est aussi une vigilance. Mehdi Elmandjra ne nous a pas laissés avec des certitudes, mais avec des questions. Il nous a appris à douter, à penser par nous-mêmes, à refuser les évidences. Il nous a transmis l’art d’interroger le monde au lieu de le consommer. Il nous a invités à regarder l’Afrique non avec les yeux de la compassion, mais avec ceux de la fierté exigeante. Il ne voulait pas d’applaudissements faciles. Il appelait à la responsabilité. À l’audace. À la lucidité.

Aujourd’hui, alors que de nouvelles formes de domination se mettent en place – économiques, numériques, idéologiques – son œuvre demeure plus pertinente que jamais. Elle est un antidote à la distraction, à la soumission culturelle, à la dépendance intellectuelle. Elle est une boussole pour ceux qui cherchent à bâtir une Afrique forte, non pas en copiant, mais en créant. Une Afrique qui ne s’excuse pas d’exister. Une Afrique qui propose. Une Afrique qui pense.

Mehdi Elmandjra est parti en 2014. Mais il n’a pas disparu. Il continue de parler à ceux qui veulent bien l’écouter. Ses livres sont encore là. Ses conférences circulent. Ses phrases éclairent les consciences. Et surtout, son exemple demeure. L’exemple d’un homme libre, d’un savant habité par la dignité, d’un Africain convaincu que le destin du continent ne dépendra ni des aides, ni des slogans, mais de sa capacité à croire en sa propre valeur.

Rendre hommage à Mehdi Elmandjra, ce n’est pas seulement saluer un intellectuel. C’est réactiver une vigilance collective. C’est rappeler que la parole africaine ne doit plus être une parole sous-traitée. Que l’imaginaire du continent ne peut être laissé aux autres. Que l’indépendance doit être pensée, et non seulement proclamée. C’est aussi inviter les jeunes Africains à lire, à s’exprimer, à désobéir avec intelligence, à penser avec responsabilité.

Enfin, lui rendre hommage, c’est répéter, dans l’humilité et la gratitude, cette vérité qu’il incarna toute sa vie : la dignité d’un peuple commence là où il commence à penser par lui-même.

Et pour que cet hommage soit complet, laissons la parole à celui qui a su voir l’Afrique autrement, bien avant que le monde ne la regarde avec sérieux. Voici un extrait de l’une de ses interventions marquantes dans les années 1990, toujours d’une brûlante actualité :

« Ce n’est pas l’Afrique qui est en retard, ce sont les autres qui refusent de l’écouter. L’Afrique n’a pas à courir derrière les modèles étrangers. Elle doit puiser dans ses civilisations, dans ses langues, dans ses solidarités. Elle a une autre idée du progrès, qui n’est pas accumulation, mais harmonie. L’avenir du monde ne se fera pas sans l’Afrique. Car c’est en elle que dort la mémoire oubliée de l’humanité. Mais pour que cette mémoire parle, il faut des peuples debout, non humiliés, non mimétiques. Il faut oser désobéir à l’uniformité. Le XXIe siècle sera africain s’il est d’abord culturel. Et il sera culturel s’il devient décolonisé dans l’esprit. »

Ces mots, puissants et clairs, résonnent encore comme un testament. À nous désormais de les faire vivre.

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